Ma parole : une quantité négligeable ?

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Christiane Taubira devant l’Assemblée Nationale* 

 

Je réfléchis ces jours-ci à ce que vaut ma parole, orale ou écrite. C’est à dire à la valeur que lui accordent les autres : mes proches, mes connaissances et les inconnus qui viennent en ces lieux.

Cette réflexion est née du récent constat que je suis moins écoutée, à table et en famille, que mon frère. Nous sommes deux adultes dans la trentaine, nous avons le même niveau d’étude et seulement 19 mois nous séparent. Je suis l’aînée. Pourtant, en famille, il prend la parole en coupant la mienne, et son temps de parole est bien supérieur au mien. Il n’est pas agressif. Cela lui paraît normal, tout comme cela semble l’être pour nos parents. Ce que je dis, ce que j’ai à dire, n’est pas aussi important que sa réflexion à lui, et mérite un peu moins d’attention et d’argumentation. Cette mise à l’écart se déroule en douceur, sans heurt et sans conscience qu’elle se passe, pour aucun des protagonistes – sauf pour moi, depuis la semaine dernière. Je viens seulement de m’en apercevoir. Cette violence qui ne dit pas son nom m’a heurtée de plein fouet.

Je suis légère. J’aborde les sujets graves et/ou profonds avec légèreté. Ce sont des sujets auxquels je réfléchis, sur lesquels je m’informe, je me fais une opinion, qui peut se modifier au fur et à mesure de mes réflexions et de mes lectures, sur lesquels je peux argumenter. Mais quand je les aborde, j’utilise, en introduction au moins, l’humour, l’esprit, la taquinerie, bref : la légèreté. Et cela a tout l’air de me décrédibiliser, parce que certains, dont quelques uns de mes proches, confondent ma légèreté avec de la superficialité.

Mais ce ne peut pas être la seule raison à cette différence de traitement. L’autre raison, c’est que mon frère a une aura d’autorité. Pourquoi ?

Il est responsable d’un département dans une petite entreprise dans laquelle il est très engagé, il a investi beaucoup de temps et même de son argent pour faire tourner une filiale de l’entreprise ; il envisage de reprendre l’entreprise avec son collègue lorsque le patron partira à la retraite. Moi ? Rien de tout cela. J’ai un boulot que j’aime passionnément, j’ai quelques responsabilités qui me tiennent à coeur et j’aspire à en avoir plus, ailleurs si possible, mais – attention, soyez attentifs – je suis fonctionnaire. En tant que tel, et à partir du moment où je ne suis pas haut fonctionnaire, je n’ai aucune aura d’autorité. Je suce la substantifique moëlle du brave contribuable pour me faire payer à la fin du mois. Il faut préciser que je paie moi aussi des impôts, et que mon métier est un service public, qui rend donc service aux publics. Mais mon métier n’est pas prestigieux et ne renvoie pas à une image d’autorité, quelle que soit par ailleurs sa nécessité. En revanche, c’est un métier qui me pousse sans arrêt à la curiosité, à m’intéresser à une grande variété de sujets, de la sociologie à la politique, de la psychologie à la santé, du cinéma à la littérature. C’est un métier qui encourage le savoir et la réflexion. Tout cela, mes proches le savent. Alors, pourquoi ma parole est-elle comparativement moins écoutée ?

Il ne me reste plus qu’à en conclure – et je veux bien reconnaître que je peux manquer d’imagination – que la différence vient de nos genres respectifs. Mon frère est un homme, je suis une femme. On l’écoute plus et on ne lui prend pas la parole parce qu’on pense que ce qu’il a à dire est intéressant et digne de considération, de réflexion, d’argumentation. Je suis parfaitement d’accord avec cela : ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il pense, m’intéresse toujours. D’abord parce que je l’aime, évidemment, mais aussi parce que je considère que c’est une personne intelligente. Il se donne du mal pour faire au mieux, il se pose beaucoup de questions et se remet en cause très souvent. Bref, mon frère est intéressant.

Mais là où le bât blesse, c’est que la réciproque n’est pas tout à fait vraie. Il ne m’écoute pas autant que je l’écoute, et il m’encourage peu à poursuivre et à développer mon discours. Ce n’est pas par manque d’amour. Je n’ai, heureusement pour moi, jamais manqué d’affection au sein de ma famille. Il n’empêche que lorsque nous sommes ensemble, je n’arrive jamais à développer pleinement mon argumentation sur un sujet. Soit parce que je suis coupée en plein élan, soit parce que je ne peux pas prendre mon élan, faute de « place » dans la conversation. En conséquence de quoi, mes opinions et mes avis sont rarement consultés et encore moins audibles.

Or, j’ai découvert récemment que ce sujet, qui paraît très personnel, a en réalité fait l’objet d’études, dont une très belle synthèse a été établie par l’auteure du blog antisexisme.net. La parole des femmes, orale ou écrite, est minimisée de façon quasi systématique, même si le processus est inconscient, et elle est très souvent ridiculisée. Les femmes souffrent bien plus souvent que les hommes du syndrome de l’imposteur, en partie à cause du traitement imposée à leur parole par la société.

J’ai lu hier un article intéressant du journal international de médecine (JIM) à propos de l’accouchement à domicile – tout ce qui touche aux naissances physiologiques m’intéresse au plus haut point. Dans cet article, l’auteure indique que pour la promotion de ce type d’accouchement, « On trouve également des argumentations plus étayées que le simple récit personnel ou militant. »

Et là, j’ai tiqué. J’ai suivi une formation universitaire qui m’a sensibilisée à l’importance des discours construits, argumentés et sourcés, mais j’avoue que je me suis sentie diminuée par cette minimisation du récit personnel : ce que je raconte ici, des expériences personnelles souvent mises en lumière par des références explicites et des liens, ont une réalité, un poids. Elles sont porteuses d’une vérité indéniable. Je ne suis pas sage-femme, comme l’auteure géniale du blog 10 Lunes, ni juriste, comme la non moins géniale auteure du blog Marie accouche là. C’est un fait. Mais je suis une femme en pleine possession de mes moyens, raisonnablement bien informée, et je ne parle pas pour ne rien dire !

Bien entendu, ce que je dis là est à destination de tous les lecteurs, et non une charge contre la journaliste du JIM, qui a fait un bon travail dans son article. Il s’agit de pointer du doigt un symptôme social : un récit personnel de femme, sur un sujet féminin – ce qu’est indéniablement l’accouchement -, même étayé de sources sérieuses qui corroborent les dires de l’auteure, est minimisé. Il a peu de valeur, surtout face à un monde aussi imprégné de luttes de pouvoir et de sexisme que la médecine…

Bref, je crains qu’on ne soit pas sorti des ronces.

 

* j’ai choisi en illustration une photographie de Tata Christiane, comme l’appellent affectueusement les humoristes Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek de France Inter, parce qu’elle est l’une des femmes politiques qui a le plus essuyé d’insultes et de moqueries lors de ses prises de parole à l’Assemblée Nationale.